Pratiques anticoncurrentielles et concentration outrageuse dans la distribution des médicaments de spécialité : l’AQPP dépose une action collective contre certains de ses membres

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Près d’un milliard et demi de revenus entre les mains de six pharmacies du Québec

L’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP) dépose une demande d’autorisation à la Cour supérieure pour intenter une action collective contre dix de ses membres pharmaciennes et pharmaciens propriétaires de six pharmacies, contre trois gestionnaires de programmes de soutien aux patients (PSP), ainsi que trois réseaux de cliniques de perfusion. Cette démarche vise notamment à faire la preuve et à obtenir compensation pour les dommages financiers subis par les membres de l’AQPP.

À l’heure actuelle, l’ensemble des pharmaciens propriétaires se voient privés de revenus importants en raison de pratiques commerciales interdites et fautives perpétrées par quelques-uns de leurs collègues. Ces pratiques entraînent une concentration de la distribution des médicaments de spécialité entre les mains de quelques pharmaciens propriétaires et menacent par le fait même la pérennité du réseau des pharmacies au Québec tel qu’on le connaît aujourd’hui. « Si cette situation préoccupante perdure, l’objectif du ministre de la Santé, reflété par le projet de loi 67 déposé la semaine dernière à l’Assemblée nationale, d’améliorer l’accessibilité en première ligne de soins en augmentant l’autonomie professionnelle des pharmaciens pourrait bien être compromis », affirme Benoit Morin.

En effet, parmi les quelque 1 900 pharmacies communautaires présentes sur le territoire québécois, six d’entre elles se partagent des revenus estimés à près d’un milliard et demi de dollars pour cette catégorie de médicaments. C’est plus de 40 % de la distribution de médicaments de spécialité qui est concentrée entre les mains de moins de 0,5 % des pharmacies au Québec. Ce stratagème pousse l’audace au point où certaines de ces pharmacies contrôlent 90 % du volume de prescriptions de certains médicaments parmi les plus dispendieux.

Pour illustrer le déséquilibre financier et la concentration dans le marché, il suffit de comparer le chiffre d’affaires annuel moyen d’une pharmacie au Québec qui est de 7M$ avec celui de certaines pharmacies dites de spécialité qui peut atteindre plus de 310M$.

Au centre de cet écosystème opaque de distribution de médicaments de spécialité se trouve ainsi un petit groupe d’individus qui se livrent à des agissements fautifs et anticoncurrentiels pour accaparer une clientèle vulnérable. En résumé, les patients sont dirigés vers une pharmacie désignée, qui n’est pas leur pharmacie communautaire habituelle, afin d’obtenir le médicament servi par cette pharmacie. Cette pratique, connue sous le nom de dirigisme, est pourtant contraire aux lois et règlements entourant la pratique de la pharmacie. Un pharmacien ne peut s’approprier une clientèle par le biais d’une entente avec un tiers et un patient doit pouvoir choisir son professionnel de la santé en toute liberté et sans contrainte.

Non seulement les quelques pharmaciens agissent au détriment de leurs collègues pharmaciens et menacent la pérennité du réseau actuel de pharmacies, mais leurs pratiques posent un risque pour la sécurité de la thérapie des patients, car les dossiers sont ainsi fragmentés. Cela empêche le pharmacien habituel du patient de suivre ce dernier adéquatement pour l’ensemble de son dossier pharmacologique.

Un réseau de proximité précieux qui ne doit pas être fragilisé

« Pour que notre réseau de pharmacies continue de répondre présent pour dégager la première ligne de soins, les pharmaciens propriétaires doivent avoir accès au marché des médicaments de spécialité. Cet accès est nécessaire pour qu’ils puissent continuer de développer une offre de services adaptée aux besoins de la population locale, notamment des services cliniques pour traiter des conditions de santé courantes et la vaccination », a déclaré M. Benoit Morin, président de l’AQPP. « Tous les pharmaciens québécois sont habilités à servir tous les médicaments, dont les médicaments de spécialité. Ils sont d’ailleurs les mieux placés pour accompagner leur patient dans leur traitement et assurer une prise en charge et un suivi complet de la thérapie. Pourquoi? Cela s’inscrit dans un continuum de soins qui est essentiel. Nous connaissons nos patients mieux que quiconque ».

Rappelons que le réseau des pharmacies communautaires est devenu, au cours des dernières années, un maillon essentiel pour l’accès aux soins de première ligne au Québec. Les citoyens savent qu’ils peuvent compter sur un professionnel de la santé souvent situé à deux pas de chez eux, leur évitant d’attendre des heures pour traiter des conditions mineures dans des salles d’urgence bondées.

« Si la situation qui prévaut actuellement, qui permet à quelques contrevenants de contrôler une part très importante du marché des médicaments de spécialité, ne change pas à court terme, c’est tout le réseau qui en fera les frais, avec une réduction de la capacité des pharmaciens à demeurer un réseau de proximité accessible pour les patients », a ajouté M. Morin.

Tandis que ces six pharmacies dites de spécialité se partagent une portion importante, hautement disproportionnée, du marché en question, ces mêmes pharmacies n’ont effectué pratiquement aucun service de vaccination ou de services pour des conditions courantes en 2023. Ces pharmacies dites de spécialité s’apparentent plutôt à des centres de distribution souvent localisés dans des parcs industriels et ne servent que certains médicaments de spécialité et pas de médicaments courants. Pour la majorité d’entre elles, un patient ne peut y entrer librement, ne peut y faire exécuter une ordonnance courante ou y obtenir des services cliniques, contrairement à toutes les pharmacies communautaires sur le territoire québécois qui jouent un rôle prépondérant dans la première ligne de soins au Québec.

Des patients pris en otage dans un système opaque

Depuis quelques années, de nouveaux traitements pharmacologiques permettent de s’attaquer à des maladies graves ou complexes. Ces médicaments de spécialité, de plus en plus prescrits par les médecins, nécessitent parfois un soutien particulier auprès des patients. Ce contexte a malheureusement engendré la création d’un écosystème au sein duquel le patient est pris en otage.

« Des pharmaciens apprennent parfois, en discutant avec leurs patients, que ces derniers doivent dorénavant transiger avec une pharmacie qu’ils ne connaissent pas et où ils ne mettront jamais les pieds. Lorsqu’un patient manifeste le désir d’être servi par son pharmacien, des obstacles l’en empêchent. Par exemple, il peut se voir refuser que le médicament soit livré par sa pharmacie habituelle à la clinique de perfusion, l’obligeant à assurer lui-même le transport du médicament dispendieux et à assurer sa conservation au froid. Vulnérables et atteints de maladies pour lesquelles l’accès à leur médicament est essentiel, ces patients vont souvent se résigner », a précisé M. Morin.

Faire fi des lois et des règlements

Au Québec, tous les pharmaciens ont le même statut et sont assujettis aux mêmes lois et règlements. Le statut autoproclamé de ces six pharmacies dites « de spécialité » et leurs méthodes commerciales fautives, en collaboration avec des gestionnaires de PSP et des cliniques de perfusion, causent un préjudice financier grave à l’ensemble des pharmaciens communautaires québécois en les privant de revenus nécessaires au fonctionnement de leurs opérations.

L’AQPP a sensibilisé le cabinet du ministre et le ministère de la Santé et des Services sociaux en proposant des solutions afin de mieux encadrer et faciliter les interventions pour mettre fin à ces pratiques commerciales interdites et fautives. Elle a envoyé plus de 40 dénonciations à la RAMQ depuis 2020. Elle a également rencontré à plusieurs reprises de nombreuxfabricants de médicaments novateurs et génériques et leurs organisations (Médicaments novateurs Canada et l’Association canadienne du médicament générique) pour leur faire part des problématiques. Malheureusement, il n’y a pas de changement aux pratiques de leursfournisseurs.

L’Ordre des pharmaciens du Québec est également préoccupé par ce dossier. Le Conseil de discipline, suivant une plainte du syndic de l’OPQ, a sanctionné des propriétaires de pharmacies dites de spécialité pour diverses fautes qui leur étaient reprochées en lien avec leur implication auprès de PSP. Malheureusement, les sanctions n’ont pas eu d’impact sur les pratiques interdites1[1].

Un marché qui dominera l’industrie du médicament

Le marché des médicaments de spécialité est appelé à connaître une croissance importante au cours des prochaines années. Depuis 2015, ce marché est en forte croissance; celle-ci demeurera exponentielle dans les années à venir. Certaines sources estiment une croissance de ce marché à l’échelle globale de 35 % d’ici 2030. Dans quelques années seulement, il faut s’attendre à ce que plus de la moitié des dépenses des régimes d’assurances soient pour les médicaments de spécialité.


[1] Pharmaciens (Ordre professionnel des) c Manseau, 2019 CanLII 126385 (CDOPQ) (culpabilité), 2020 QCCDPHA 48 (sanction); Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Assaraf, 2020 QCCDPHA 7; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Assaraf, 2021 QCCDPHA 4; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Larivière, 2021 QCCDPHA 42; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Gilbert, 2022 QCCDPHA 41 (culpabilité); 2023 QCCDPHA 17 (sanction); Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Vermette, 2022 QCCDPHA 15; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Bergeron, 2022 QCCDPHA 16; Pharmaciens (Ordre professionnel des) c. Chabot, 2022 QCCDPHA 18.

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